Le rāhui : une tradition māohi

Cet article est adapté de la publication de Frédéric Torrente, docteur en anthropologie et chercheur associé à la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique, intitulée “Te moana nui, l’océan des Polynésiens : représentations ancestrales de l’océan”, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

Aux origines de Te moana nui

 

Dans la pensée polynésienne, le milieu marin peut être appréhendé selon deux axes, l’un vertical et le second horizontal. Verticalement, te moana représente les profondeurs originelles océaniques et toute leur gradation de couleurs, du noir absolu jusqu’au bleu turquoise de la surface des lagons. Horizontalement, miti évoque la surface, l’étendue océanique et le milieu du large (l’eau salée) qui relie les êtres vivants entre eux.

 

Aux temps pré-européens, Te-moana-nui était vu comme le « plus grand marae » (lieu sacré et rituel) du fait de la sacralité (tapu) de l’océan. Les profondeurs marines étaient, dans certaines conditions, assimilées au milieu des origines de toute forme de vie. L’eau de mer était utilisée pour sacraliser et purifier les édifices religieux (marae) souvent constitués de grandes dalles de corail sur lesquelles on déposait aussi des coraux branchus cueillis vivants. 

 

Le tapu pesant sur l’océan aux temps anciens était un ensemble de règles et d’interdits à caractère sacré. Il interdisait par exemple aux femmes de pêcher la bonite ou encore au commun des mortels de consommer certaines espèces sacrées, réservées aux chefs. Parfois, un interdit était temporaire et concernait la gestion d’une ressource en particulier : on parlait alors de rāhui.

 

Ce terme issu de la racine est-polynésienne raafui indique une prohibition. Protéger par un rāhui, c’était apposer une marque distinctive pour restreindre pendant un temps donné une ressource particulière (fruits, oiseaux, espèces marines) dans des portions délimitées de lagon ou de récif. L’imposition d’une telle restriction était prononcée par les chefs et suivie tout au long de sa durée par la population. Toutes les activités de pêche, que ce soit au large ou sur les littoraux, étaient encadrées par des règles et des rites religieux faisant intervenir la multitude de divinités marines et donnaient lieu à des rituels destinés à assurer des prises favorables. La manipulation de pierres magiques (puna) ou autres talismans de pêche (taki kaoa, popo paru) était censée apporter l’abondance des ressources. 

 

Certaines portions de lagons ou de récifs étaient marquées par des piquets surmontés de tapa blanc. Une fois le signe posé, toute la population connaissait la nature de la prohibition sur une espèce donnée. Des rites pratiqués sur les marae accompagnaient ce cycle d’imposition de restrictions. À la fin de la période du rāhui, un festin communautaire marquait la levée du tapu.

 

Le rāhui aujourd’hui

 

Aujourd’hui, cette idéologie du rāhui a encore une certaine validité dans les mentalités, étant vue comme une règle communautaire à respecter sans discuter. C’est pour cette raison que cette pratique est remise au goût du jour, bien que son fondement religieux ait disparu. Le rāhui fait toujours sens pour les Polynésiens et est généralement respecté pour la gestion des ressources lagonaires. En effet, il est adopté par consensus local, alors que des réglementations imposées par une entité politique extérieure sont toujours plus difficilement respectées par les communautés des îles éloignées de la capitale. La pratique contemporaine du rāhui est donc encore largement utilisée pour la gestion des ressources autant terrestres que marines. 

 

Les rāhui les plus notables aujourd’hui en Polynésie concernent la pêche des langoustes, des cigales de mer, des squilles, des crabes verts et des chevrettes qui est interdite durant certaines périodes de l’année pour laisser le temps aux individus de se reproduire. Pour ces mêmes espèces, il existe un tapu permanent sur les femelles portant des œufs. Si ces règles sont aujourd’hui édictées par la Direction des ressources marines (DRM), leur caractère ancestral et l’efficacité qu’elles ont prouvé depuis les temps anciens dans la gestion de la pêche leur confère une légitimité culturelle. 

 

Enfin, attention à ne pas confondre les rāhui, interdictions temporaires portant sur une ressource en particulier, avec les Zones de Pêche Réglementées (ZPR), qui sont des zones délimitées de l’espace maritime où des règles de pêche spécifiques sont instaurées, en plus de celles qui sont déjà en vigueur sur l’ensemble du territoire de la Polynésie française. Ces zones sont mises en place à la demande des communes : leur délimitation et les règles de pêche sont issues de travaux participatifs menés avec les différentes parties prenantes telles que les pêcheurs, les élus ou des représentants de la société civile. Le projet est ensuite soumis à l’avis de la population avant sa validation par le Conseil des Ministres.

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